Amour boréal

Cette nouvelle historique s’inspire de faits réels, le soulèvement de Kautokeino, une ville au nord de la Norvège, en 1852.

Les Sames, le peuple autochtone du nord de la Scandinavie, sont à cette époque spoliés de leur terre pour les besoins de l’industrialisation. Certains se révoltent contre les représentants de l’autorité norvégienne, une émeute qui finit en bain de sang.

 

Pour un savoir plus sur les Sames :

Petite histoire des Sames

http://www.terre-des-sames.com/

Amour boréal

 

Approche. N’aie pas peur…

Ecoute. Le silence à peine effleuré par le souffle du vent. L’écho de l’immensité qui glisse sur les glaces aux craquements fugaces.

Viens plus prêt. Tes yeux vont s’habituer au poudroiement luminescent pailleté de neige sous le soleil bas de décembre. Bientôt, il fera nuit… une longue obscurité ombrée d’encre divine.

Regarde. Tu distingues un point rouge, une tache insoupçonnée qui dessine une fleur de carmin sur la blancheur immaculée. Tu tends la main, lentement, avec précaution. Préservé par le givre séculaire, un bracelet s’enroule au creux de ta paume. A l’intérieur, des initiales et une date : 1851. Et sur le cuir bistré, des auréoles rouge sombre trahissent une histoire tragique… Une histoire vraie et cruelle que la bise polaire va te conter.

 

***

Je suis la fille du lynx et l’enfant des forêts…

Je pleure ma liberté, mon peuple bafoué…”

Les accents poignants du joik de Berit emplissent le soir d’une douloureuse mélopée. Lars ferme les yeux. Ses poings crispés aux doigts bleuis par le froid contiennent la colère qui sourde en lui. Assis sur le sol crasseux de la prison sordide, le jeune homme écoute la complainte de sa bien-aimée. Berit… Il imagine les cristaux d’émeraude qui colorent ses yeux mordorés. Il la devine, de l’autre côté de la cloison de bois, pâle, faible, fière malgré sa souffrance. Dix jours au pain et à l’eau, dans ce cachot malsain… Qu’ils le condamnent, lui, Lars, le solide, le rebelle… Qu’ils le laissent croupir jusqu’à ce que la faim impose ses douleurs cuisantes… Le jeune homme s’en moque.

Mais qu’ils la maltraitent, elle ! Il ne supporte pas l’idée de la savoir là, juste à côté de lui, affamée, transie… Il voudrait la réchauffer, caresser ses longs cheveux de jais, embrasser ses joues rougies par le vent d’hiver qui s’infiltre entre les lattes mal fixées. Lars touche le bracelet en cuir de renne brodé d’étain que Berit lui a offert. Le soir où ils ont échangé leurs voeux. Juste avant que leur vie ne bascule…

C’était un samedi d’été 1851, quelques mois plus tôt. Le vent suave balayait amoureusement la toundra dont la toison dorée frissonnait de plaisir. Les rennes et leurs jeunes veaux broutaient, impassibles, indifférents à l’émoi du soleil qui ne connaissait plus de repos. Ils avaient parcouru des centaines de kilomètres depuis les plaines enneigées jusqu’aux montagnes parsemées de plaquebières. Lars sortit du lavvo familial, doucement, sans bruit pour ne pas éveiller ses parents et son frère, l’impétueux Aslak. Lars avait rendez-vous avec Berit. Comme chaque soir de la belle saison depuis qu’ils étaient enfants… Leurs coeurs battaient à l’unisson depuis des années. Mais lorsqu’il aperçut la silhouette dénudée de son amie se découper sur le ciel aux reflets irrisés, il comprit que l’enfance les quittait pour toujours. Gravement, lentement, il s’approcha d’elle. Il tremblait. La lave qui irriguait ses veines lui brûlait le regard. Elle l’avait entendu arriver. Elle ne s’était pas retournée mais avait commencé à chanter :

Ce soir la fille du lynx et l’enfant des rennes…

Mêleront leur destin sur la mousse attendrie...”’

Lars l’enlaça et leurs corps s’unirent, fondus au souffle du vent, au murmure des rivières et au friselis de la lande.

Alors qu’ils reposaient, lovés l’un contre l’autre au creux de leur désir apaisé, Berit tendit un bracelet qu’elle avait confectionné. Le cuir brun était cerné de trois rangs de fils d’étain habilement tressé. A l’intérieur, le jeune fille avait gravé ses initiales et celles de son amant.

  • Nous nous marierons à la prochaine belle saison, ma douce, murmura tendrement Lars avant de distinguer une larme sur la joue nacrée de Berit. Mais pourquoi pleurer, digne fille du lynx ? Doutes-tu de mon amour et de ma parole ?
  • Non, Lars… Je te sais aussi droit et fidèle que le bouleau qui ne plie pas sous le vent. Mais un pressentiment me gagne soudain… Regarde à l’horizon, Dierpmis, le dieu des tempêtes combat Beaivi-Naivi, la vierge du soleil.

Un nuage d’orage obscurcissait soudain le ciel…

  • Allons, ma douce. Crois-tu encore aux dieux de nos ancêtres ? Rappelle-toi ce que disent les pasteurs…

Lars voulait rassurer son amante, mais Berit le fixa de ses yeux félins, luisants de révolte.

  • Comment ? Tu crois plus aux paroles des étrangers qui méprisent notre peuple, nos traditions et nous volent nos terres et le fruit de notre travail ? As-tu déjà oublié comment ils ont distribué l’alcool à nos grand-parents, afin de les transformer en moutons dociles qu’ils pourraient berner à leur guise ?

Lars s’était tu. Il savait qu’elle avait raison. Ces prêcheurs blonds venus du sud, ces grands marchands aux yeux bleus ne respectaient pas les Samis. Pourtant le jeune homme pensait que tous les étrangers n’étaient pas ainsi. Lui-même lisait les saintes écritures et y trouvait de bonnes choses. Il essaya de convaincre Berit, qui s’était rhabillée et perdait son regard en direction des nuages violacés.

  • Tous ne sont pas mauvais, ma douce. Prend le pasteur Laestadius de Karesuando. Il est Sami, comme nous. Il nous respecte.
  • Oui, lui est différent. Mais pas les prêtres d’ici. Viens demain à l’église, tu entendras comme ils nous traitent !

Le premier roulement de tonnerre résonna au loin, concluant les paroles de la jeune fille.

Le lendemain, Lars, ses parents et son frère Aslak retrouvèrent Berit et sa famille dans l’église de bois rouge. Lorsqu’ils remontèrent l’allée entre les bancs qui sentaient la cire fraîche, une onde de chuchotements hostiles parcourut la vingtaine de têtes blondes penchées sur leur bible ouverte. Le pasteur Qvale toussota en remontant ces petites lunettes rondes sur son nez aiguisé. Berit le défiait du regard, elle détestait les yeux chafouins et les favoris grisonnants du vieil homme. Surtout, elle connaissait le mépris qu’il portait aux Samis et à leur culture. Mais ce jour-là, il n’avait pas intérêt à les provoquer, Lars ne le laisserait pas faire.

Tout se passa sans heurts, au son des sobres chorals chantés du bout des lèvres, jusqu’au sermon du révérend. Il évoqua l’importance d’assister aux offices religieux.

  • Certains parmi vous offensent Dieu en omettant de se rendre à l’église chaque dimanche.

L’assistance se tourna alors vers les éleveurs de rennes. Le shérif de la petite ville, un colosse roux aux yeux délavés leur lança un regard de triomphe, auquel Berit ne put s’empêcher de rétorquer :

  • Et qui guidera les rennes si nous restons ici pour chanter vos chants hypocrites ?

Des exclamations outrées fusèrent alors dans les bancs. Le pasteur tapait sur son pupitre pour les faire taire lorsque Lars se leva pour prendre la défense de Berit :

  • Et comment pourriez-vous prier votre prétendu Dieu de tolérance sans l’argent du commerce que nous apportons et dont vous prélevez une part démesurée ?

Un véritable émeute enflamma la communauté, à l’issu de laquelle Lars, son frère Aslak et son père furent condamnés à vingt jours de prison pour trouble de l’ordre public. Berit ne récolta que dix jours, mais elle étouffait de révolte.

 

La colère brûle toujours la gorge de la fille du Lynx alors que sa mélodie s’éteint au souffle de la nuit. Berit ne chante plus. Sa détention s’achève demain, mais elle sait la plaie de son orgueil indélébile. Et surtout, elle a lu la haine dans les yeux de Lars. Il la vengera, il vengera leurs ancêtres, décimés par l’acoolisme par la faute des étrangers. Il défendra l’honneur des siens, injustement emprisonnés.

Le jour de la libération de Lars et Aslak, Berit les attend devant la prison. Le shérif Bucht les laisse s’éloigner en ricanant. Aucun mot ne sort de la bouche gercée des prisonniers, mais le regard qu’ils échangent est sans équivoque : la guerre est déclarée.

Pourtant leur vengeance va devoir attendre : l’heure de la transhumance, que leur sentence a déjà retardé, a sonné. Aslak et Lars, à peine rétablis de leur jeûne forcé, doivent regrouper le bétail, tandis que Berit et les autres femmes du clan préparent les provisions pour le long voyage à venir. Harengs salés, viande de renne fumée et diverses baies. Les troupeaux s’ébranlent et quittent la petite ville de Kautokeino en direction de la plaine et des forêts jonchées de lichen. Le mois de décembre émaille leur chemin des premières giboulées qui ne tardent pas à former une couche épaisse craquant sous les bottes de fourrures et sous les pattes des lapphund.

Silencieuse, Berit guide son traineau aux côtés de Lars. Sur les terres polaires, la nuit règne, éternelle. Seuls les jappements des chiens et le frottement des pulkkas remplies de fromage et de lait de renne gelé osent troubler la paix immuable teintée de ténèbres. Le temps du voyage, Lars et sa fiancée oublient leurs griefs. L’effort et l’ivresse de la liberté retrouvée délestent leur âme de tout ressentiment. Côte à côte, les amoureux partagent les sensations millénaires de leur peuple tout en songeant à leurs étreintes de l’été… Ils savent que l’hiver sera rude et que les peaux de rennes ne les protégeront pas complètement de la morsure du froid. Ils savent que leur deux corps nus ne se frôleront plus avant des mois. Mais rien ne saurait remplacer ce sentiment d’invulnérabilité sous la lumières aiguisée des étoiles, alors que leur souffle esquissent des volutes de buée à chaque expiration.

Arrivés au village où ils passeront la mauvaise saison, Berit et Lars s’isolent et  s’enlacent enfin. Epuisés par leur voyage ininterrompu, ils s’endorment l’un contre l’autre, engoncés dans leurs fourrures. Le lendemain, le noaide du sijdda les réveille. Le visage du vieux sage porte les rides creusées par les années d’expérience. Il regarde les deux amants avec une bienveillante tristesse et leur murmure de sa voix profonde :

  • La fille du lynx et l’enfant des rennes mêleront leurs larmes aux neiges immortelles. Mais Bieggolmmái, le dieu du vent, chassera les démons après bien des lunes…

Les paroles du chamane mettent un terme à la parenthèse insouciante des amoureux. Peu à peu, le fiel de la vengeance s’insinue dans leurs pensées. Les quatre familles du Sijdda se réunissent presque chaque soir et attisent leur rancune au feu de leurs veillées.

  • Les étrangers ont volé nos terres et nous forcent à payer pour élever nos rennes ! s’écrie le père de Lars avec fougue.
  • Oui, et ils nous forcent à abandonner nos rites et notre culture ! lui répond la mère de Berit.
  • Sans parler des prix ridicules qu’ils nous paient nos produits ! Mais nous ne nous laisserons pas endormir par leur alcool, nous allons leur donner une bonne leçon ! crie Aslak, le plus véhément du clan.

Berit ne dit rien. Elle observe ses amis, sa famille, son Lars… Elle qui souhaitait tant venger son peuple doute à présent. La violence qui s’amplifie à l’approche du printemps et du retour à Kautokeino l’inquiète. Un soir de mars, alors que les voiles de la déesse du ciel dessinent des arabesques d’un vert irradiant, elle entraine Lars à l’écart et lui suggère :

  • Ne faudrait-il pas calmer les ardeurs de notre sijdda ? Où va nous conduire toute cette haine ?
  • Douce fille du lynx, il est trop tard pour reculer. Les étrangers sont allés trop loin en nous emprisonnant. Nous devons leur faire payer !

La jeune femme fixe intensément son amant. La détermination rehausse l’éclat de ses yeux veloutés et la beauté fière de son visage au teint mat. Il a raison, ils ne peuvent plus faire marche arrière, même si elle sait qu’elle va le perdre pour toujours…

 

Quelques semaines après leur retour à Kautokeino, Aslak convoque tous les membres de la sijdda dans le lavvo familial. L’heure de la vengeance est arrivée. Il expose son plan :

  • Nous allons châtier les habitants de la ville. Voici des branches de bouleau avec lesquelles nous les frapperons jusqu’à ce qu’ils se repentent. Ensuite, nous irons au presbytère et brûlerons les effets du pasteur… Quant au shérif, je le tuerai de mes mains !

A ces mots, Aslak caresse le long couteau qui lui sert à découper les peaux de renne. Autour de lui, les visages trahissent des émotions diverses. La plupart des jeunes hommes piétinent d’impatience à l’idée de corriger ceux qui les bafouent depuis trop longtemps. Pourtant, les moins emportés, les femmes et le vieux chamane tentent de modérer les ardeurs d’Aslak. Même Berit, qui déteste tant le shérif, se lève pour dire :

  • Est-il bien nécessaire de faire couler le sang ? Nous pourrions juste les effrayer…
  • Tais-toi, fille du Lynx ! Bucht doit mourir ! lui rétorque Aslak d’un ton sec qui la laisse sans voix.

Berit regarde Lars dans l’espoir qu’il tempère l’ardeur de son frère. Mais l’enfant des rennes n’ose pas contredire son aîné. Le destin est en marche, irrémédiablement…

 

Alors que la plupart des mères et les enfants du sijdda restent dans leur lavvo, Aslak mène le groupe d’une quinzaine de Samis. Berit les suit, à contrecoeur. Lorsqu’ils entrent dans les premières maisons de Kautokeino et frappent les familles d’étrangers à coup de branches, la fille du lynx ne supporte pas la détresse des enfants aux yeux clairs et les cris des femmes aux nattes dorées. Certes elle comprend, elle partage la colère des ses compagnons. Elle aussi sent ses entrailles nouées par la rancoeur. Mais sa branche de bouleau reste immobile entre ses mains. Est-ce le courage qui la déserte ou la culpabilité qui la pétrifie ? Quant aux hommes, la violence semble les galvaniser et ils se dirigent maintenant vers la maison du shérif d’un pas déterminé.

Bucht vient à leur rencontre, les yeux enflammés d’animosité. Il apostrophe Aslak :

  • Arrêtez, fils du démon ! Vous n’avez…

Aslak ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase, il se rue sur le représentant de la loi et lui mord sauvagement le nez, avant de lui planter son couteau sous l’aisselle. Cependant, le shérif parvient à s’échapper et à se réfugier dans sa demeure.

  • Lars, aide-moi, nous allons l’achever !

Berit pousse un cri d’horreur alors que Lars hésite un instant. Il finit par suivre son frère, comme toujours. Lorsque les deux hommes resortent de la maison de Bucht, la jeune femme sait que le géant roux est mort. Elle voit le sang sur les mains de son amant, elle voit la marque de la vengeance imbiber le bracelet, souiller le symbole de leur amour. Les larmes voilent ses yeux fiers quand elle entend Aslak s’écrier :

  • Maintenant, au tour du pasteur !

La fille du lynx se regimbe soudain. Elle court aussi vite qu’elle le peut et va avertir le presbytère du danger. Alors que le clan des Samis cerne l’église, le pasteur s’enfuit en secret. Il part à toutes jambes en direction du village voisin, tandis que les rebels commencent à brûler les bibles, les vêtements et les meubles du presbytère. Les flammes dévorent tout, s’élevant de plus en plus haut. Aslak, exalté par le feu de joie et fustré de ne pas avoir trouvé le révérend, revient avec le corps du shérif et le jette sur le bûcher. Le crépitement diabolique du brasier fait frémir Berit d’effroi. Même Lars détourne les yeux, il n’ose croiser ceux de sa fiancée.

  • Allez, il est temps de fuir maintenant ! lance Aslak en rassemblant le groupe de Samis.

L’excitation de la bataille passé, un sentiment de danger s’abat sur la troupe. Ils réalisent leur situation. Ils sont des assassins.

  • Passons chercher des vivres et des vêtements aux lavvos, puis nous nous cacherons dans la montagne, suggère Lars.
  • Bonne idée ! répond Aslak.

Mais, alors que les rebelles atteignent les dernières maisons de la ville, ils s’arrêtent brusquement. Devant eux se dresse une vingtaine de fermiers du village voisin, alertés par le pasteur. Parmi eux, des étrangers, mais aussi d’autres Samis convertis, armés pour protéger la ville où ils se sont sédentarisés. Les deux groupes se toisent un instant. Berit tremble. Elle retient son souffle comme si elle pouvait figer cet instant à jamais. Pourtant l’affrontement ne tarde pas, le pasteur exhorte les paysans :

  • Ces fils du diable ont massacré le shérif et brûlé les livres sacrés. Ils menacent vos familles, vos femmes et vos enfants.

Les coups pleuvent alors, grêle de haine qui laisse la plupart des rebels au sol. Berit n’a même pas le temps de se protéger. Un coup de pelle l’a atteinte à l’épaule et la douleur la cloue à terre. A travers les brumes de la souffrance, elle entrevoit Lars qui se défend vaillamment. Certains éleveurs de rennes réussissent à s’enfuir, tandis qu’Aslak et son frère se battent à trois contre un. La faiblesse a raison de la fille du Lynx. Elle perd connaissance, sans connaitre le sort réservé à son amant.

Lorsqu’elle revient à elle, elle est ligotée, allongée sur le sol de la prison de Kautokeino.

  • Lars ! appelle-t-elle, dans l’espoir d’entendre la voix de son fiancé à travers la cloison de bois.
  • Il n’est pas là, ils ne l’ont pas rattrapé. répond la voix d’Aslak, détenu dans la cellule voisine.

Berit respire soudain plus librement. Peu lui importe son épaule dont la blessure lance des décharges de douleur dans tout son corps, sa jeunesse sûrement condamnée à décliner entre ces murs. Lars est vivant. Libre.

Toute la nuit, la jeune fille et Aslak dialoguent. Ils ne peuvent pas se voir, mais leurs échanges les rassurent.

  • Lars ira se cacher, peut-être même trouvera-t-il d’autres sijdda et ils viendront nous libérer.

Aslak semble sûr de lui. Berit se laisse bercer par ses certitudes… Elle finit par s’endormir.

Elle est réveillée en sursaut par des voix bruyantes :

  • Avance, fils de chien ! Va retrouver tes complices !

Berit comprend immédiatement. Lars ne viendra pas les libérer… Ils l’ont retrouvé… Elle gratte doucement les lattes aux échardes saillantes et y colle son oreille. Elle ne tarde pas à entendre la voix aimée. Durant de longues heures, les amants se parlent ainsi. Ils n’évoquent pas le futur. Ils se doutent qu’ils n’échapperont pas à la peine capitale. La mort sera la seule héritière de leur union inféconde. Ils décident de seulement se remémorer le passé, leurs voyages sur l’immensité glacée, leurs insouciants jeux d’enfants dans la lande parfumée, les veillées au son du tambour magique célébrant la déesse Mánnu. Enfin, alors que leurs coeurs menacent de se laisser submerger par le désespoir, Berit envoie son chant profond, intime et viscéral vers les dieux de la nuit :

Je suis la fille du lynx et l’enfant des forêts…

Je pleure ma liberté, mon peuple bafoué…”

***

Voilà, le vent polaire se tait soudain. Le bracelet git toujours au creux de ta main, dérisoire souvenir d’une histoire inachevée. Alors que l’obscurité enveloppe peu à peu les étendues gelées, une insaisissable mélancolie te pénètre. Il te semble entendre le chant de Berit traverser les âges pour arriver jusqu’à ton âme. Le joik nostalgique se fait de plus en plus présent. Soudain tu la vois, juste à côté de toi. Le regard d’amande ornés de cristaux d’émeraude t’observe. Elle est si petite, plus jeune encore que dans ton imagination. Tu te frottes les yeux. Serait-ce un mirage ? Ce ne serait pas la première fois qu’un explorateur polaire en serait victime… Tu te demandes si l’air froid n’est pas en train de troubler tes sens lorsque la jeune fille tend la main vers toi en disant :

  • Oh, tu l’as retrouvé ! Le bracelet de grand-père Lars ! Je l’ai perdu l’année dernière, quand on a fêté les cinquante ans de sa grâce. Grand-mère Berit dit que c’est le roi qui l’a sauvé… Moi, je crois que c’est le bracelet…