Prix François Matenet 2014

Cette nouvelle a reçu le prix françois Matenet de Fontenoy le Chateau en 2014.

Je garde un excellent souvenir de ma journée estival dans cette charmante bourgade regorgeant de richesses historiques et des rencontres avec les membres du jury, d’autres écrivains, dont Lola, la lauréate du prix des jeunes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sujet du concours était : « à l’écoute du concerto de la nature ». L’idée m’est venue de considérer la nature humaine et sa musique propre. Je vous laisse découvrir le texte…

Cadence rompue

 

Presto affanato

 

Les lumières se sont éteintes, l’obscurité m’enveloppe soudain. La basse obstinée peut commencer à asséner son tempo. Flux, reflux. Pressé, rapide. Trop rapide, je trouve.

Non, non, non. On reprend l’introduction. Moins fort, les ventricules. Plus régulier, le pouls.

Mais je n’ai plus la baguette, l’orchestre s’est mutiné. Il entame un cappricioso haletant qui me fait suffoquer. Je perçois l’agitation du public, mais je suis impuissant. Les rythmes saccadés m’emportent dans leur tourbillon angoissant.

Soudain, le soliste se fait entendre. Plus aigü que le tutti, mais d’autant plus pénétrant. Sa note unique et sournoise résonne dans mes tempes, syncopée, obsédante… Et pourtant je ne veux pas qu’elle s’arrête. Je frémis à chaque soupir, j’étouffe à chaque point d’orgue.

Le crescendo final se déchaine dans ma poitrine, les coups de cymbales me déchirent les côtes. Ultime cadence rompue avant le silence du néant…

 

Moderato doloroso

 

Mais non, la musique a repris… Calme maintenant, apaisée mais pesante. Dans un mouvement perpétuel, la respiration siffle ses accords en sourdine au rythme psalmodique des croches des systoles. La mélodie du soliste se fait monotone, elle se fond au piano de l’orchestre, seulement ponctuée parfois par les contrechants du choeur.

Docteur, vous croyez qu’il peut m’entendre ?

Soprano légère, la voix cristalline de Marie.

On ne peut pas savoir, c’est possible. Il réagit encore à la douleur.

Baryton lyrique du spécialiste omniscient.

Je peux lui parler alors ?

Oui, Marie, parle-moi. Accorde ton doux timbre à la mélodie de ma torpeur. Remplis d’hémioles légères la morne partition qui m’hypnotise et m’anésthésie lentement, irrémédiablement.

– Luca, tu m’entends ?

Oui, Marie, je t’entends. Je te réponds, mais l’écho de ma voix se perd dans l’acoustique étanche de mon cerveau. Je suis un violon sans archet, un chanteur aphone. Je vibre, je résonne, je bouillonne d’émotions censurées, injustement exclu du concerto du monde.

Je sens ta main, Marie. Je sens tes larmes, aussi. Et sur ma scène secrète, invisible, je pleure à l’unisson.

 

largo perdendosi

 

Marie est partie. La pulsation de mon coeur se fait encore plus lente, faible ostinato qui me retient encore à la vie. Je n’entends presque plus le soliste, las de jouer son éternelle rengaine à des oreilles indifférentes. Le Dies Irae sonne dans la cathédrale engloutie de mon corps inerte. Mon esprit avance au pas de la marche funèbre dans un long tunnel sombre. Les cuivres entonnent leurs arpèges dissonnants et lugubres. Serait-ce le début d’une interminable descente aux enfers ?

C’est alors que retentit la note vibrante et déchirante, dernier sursaut du soliste qui me coupe le souffle.

 

rondo lusingando

 

Dans mon apnée ouatée, je distingue au loin comme une barcarolle. Un air suave et envoûtant qui me guide vers la lumière, mezzo voce qui m’attire vers une clairière d’herbe tendre. Là, un oiseau gazouille une mélodie gracieuse, accompagnée par les glissandi du vent dans les feuilles frissonantes. A l’ombre d’un bouleau, un ruisseau d’eau limpide susurre ses mélismes cristallins aux roseaux bienveillants vibrant en harmonie. Je m’allonge sur la mousse, bercé par la musique surnaturelle, en paix pour l’éternité.

Mais soudain, roulement de tambour. Les coups de timbales reprennent dans ma poitrine meurtrie et me tirent brutalement de ma sérénité pour quelques instants.

Je lutte, je retourne vers la prairie reposante. Je retrouve le rubato de l’eau, le pizzicato des oiseaux, la chanson réconfortante dont je commence à saisir les paroles. Peu à peu, la voix s’incarne. Marie m’a rejoint, c’est elle qui chante en me tendant la main.

 

Pianu, pianu la mia barcella,

L’ora chi pass’ è la piu bella

Pianu, pianu, la mia barcella,

Sta nott’è bella, e dolce l’amor !

 

La berceuse que fredonnait maman les soirs d’été lorsque la chaleur m’empêchait de m’endormir. Alors que le soleil déclinait et que les cigales lançaient les derniers battements de leurs cymbales éraillées, laissant la place à la fugue des merles enamourés, je me pelotonnais contre la nuque maternelle, enchanté de ce concert merveilleux.

Longtemps plus tard, j’ai appris cet air traditionnel à Marie.

– Tu la chanteras à notre enfant, mon ange.

Dans son halo de lumière, Marie a cessé de fredonner. Elle me prend la main et son regard m’adresse une prière muette.

Oui, Marie, je te suis. Je veux t’entendre bercer notre enfant, je veux encore me lover contre ta nuque. Je ne suis pas prêt à te quitter, pas encore.

Alors, quand les percussions reviennent me chahuter le coeur, je les laisse raviver mes douleurs en m’arrachant à la mort.

 

Pianu, pianu la mia barcella,

L’ora chi pass’ è la piu bella

Pianu, pianu, la mia barcella,

Sta nott’è bella, e dolce l’amor !

 

Mes yeux s’ouvrent comme au premier matin. La mélodie s’achève. L’ultime note s’étrangle dans la gorge de Marie, lorsqu’elle découvre mon éveil. Assise à mes côtés, elle tient une main dans la mienne et l’autre sur son ventre arrondi. Par la fenêtre ouverte, un oiseau pépie joyeusement, célébrant le printemps.